Interview

Interview au Professeur Alessandro De Nisco

Monsieur Alessandro De Nisco est doyen de la Faculté d’Économie de l’Università degli Studi Internazionali di Roma (UNINT), où il enseigne comme professeur de Management et stratégie d’entreprise ainsi que de Marketing for Made in Italy. Il est aussi coordinateur du Doctorat de recherche internationale en Intercultural relations and International management. Dans le domaine du marketing international, le professeur De Nisco a publié plus de 80 études, articles et livres. Parmi ses formations, l’UNINT propose un master en Économie et management international avec spécialisation en articles de luxe, made in Italy et marchés émergents, ainsi qu’une formation pour interprètes pour le management international du Made in Italy (IMAGINE).

J’ai rencontré M. De Nisco afin de connaître son avis sur les raisons de la cession de marques italiennes à des groupes français, à l’impact positif/négatif possibles sur le marché mondial, et comprendre son point de vue sur le plan économique, marketing et l’impact sur les clients.

Voici l’interview traduite de l’italien :

1) Que pensez-vous du fait que davantage de griffes italiennes sont vendues à des marques étrangères, comme LVMH et Kering, les deux leaders français du secteur du luxe mondial ? Selon vous, pourquoi cela arrive-t-il ?

La raison pour laquelle cela arrive est bien connue de tous. La France a une expérience consolidée dans la gestion d’entreprises du secteur du luxe et, contrairement à l’Italie, elle a développé au fil du temps un modèle de grande entreprise qui a fait preuve de bon fonctionnement, du moins, meilleur que celui italien. Généralement, surtout dans le secteur mode, l’entreprise naît et s’identifie avec le fondateur/styliste, dont elle prend aussi le nom (comme par exemple Armani, Christian Dior ou encore Chanel). Selon le modèle français, ces entreprises ont réussi à ne pas s’arrêter à cela, parce que la gestion a été confiée à des managers qui ont assuré le succès de la marque malgré l’absence du fondateur.

En Italie, au contraire, cela ne s’est essentiellement jamais produit, à quelques exceptions près. Bien qu’il s’agisse d’entreprises remarquables concernant le savoir-faire et l’habilité de production, le système de gestion est fortement lié à la famille, il a donc souvent un problème de succession générationnelle. Dans de nombreux cas, la décision de vendre est prise lorsqu’on se rend compte que les situations familiales ne permettent plus d’avancer. Et naturellement des groupes consolidés, tels que ceux cités, n’hésitent pas à se présenter pour les racheter.

2) L’Italie n’est pas exactement un pays de multinationales mais plutôt de PME. Jusqu’à quel point la structure familiale typique des entreprises italiennes a-t-elle de l’influence dans ce domaine ? Je m’explique, peut-il être considéré comme un facteur déclencheur ?

Comme je l’ai déjà dit, il l’est certainement. On sait que le modèle d’entreprise familiale a deux faiblesses. La première est qu’il génère une entreprise « fermée » vers l’extérieur, c’est-à-dire qu’il y a une réticence à faire participer à la gestion managériale des professionnels qui aideraient à faire croître l’entreprise en la gérant selon des critères modernes. L’autre problème se pose lorsque le fondateur ou la génération qui a conduit au succès de l’entreprise décède, cela ne signifie pas automatiquement que la génération qui suit aie tout d’abord envie de prendre en main la gestion, car, dans de nombreux cas, ces entrepreneurs ont des enfants qui préfèrent ne pas suivre le même voie professionnelle. Ils n’ont peut-être pas les mêmes habilité et connaissances que celles de leurs parents ou grands-parents. Souvent le passage générationnel est accompagné de moments de fracture qui peuvent pousser la famille à vendre. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’entreprise n’a pas une organisation moderne afin d’assurer la poursuite de l’activité sans la famille.

Si l’on prend comme exemple les marques qui font parties du groupe LVMH ou Kering (la plupart d’origine italienne), elles changent régulièrement de stylistes et les managers. Cependant, cela n’affecte en aucun cas l’activité, car l’entreprise a une structure organisationnelle et une identité consolidée. Cela ne signifie pas que les personnes sont parfaitement interchangeables, mais que le succès de l’entreprise dépend, en premier lieu, de la qualité de l’organisation. En outre, dans le modèle français des groupes comme LVMH ou Kering gèrent plusieurs brands à niveau mondial, il y a toute une série de synergies et d’économies d’échelle qui augmentent davantage le niveau de compétitivité. En Italie, par exemple, dans le cas de Versace, après le décès de Gianni, il y avait sa sœur Donatella – qui a géré l’entreprise pendant longtemps du point de vue créatif, même si parfois avec difficulté compte tenu des énormes responsabilités – et son frère Santo, qui s’est occupé de la gestion au sens strict. Malgré tout cela, l’entreprise a affronté au fil des années des phases critiques qui l’ont porté à céder une partie de la propriété à un fonds américain et à nommer des managers externes. Il y a quelques semaines, l’entreprise a été vendue au groupe Kors pour une somme de presque 2 milliards d’euros. La famille a probablement atteint un moment de son cycle de vie où elle a estimé que la meilleur chose à faire était de vendre, ayant aussi reçu un offre importante. Dans beaucoup d’autres cas, en tenant compte des conflits internes et du fait que les griffes italiennes sont très convoitées, et dont les sommes des offres ont souvent plusieurs zéros, la fin du cycle de vie de la famille incite à la cession. C’est bien parce que l’union entre famille et entreprise est tellement forte que lorsque la famille arrive à la fin de son cycle de vie, il en va de même pour l’entreprise. En France, en revanche, il existe un modèle d’entreprise qui réussit à affronter ces situations. C’est pourquoi les marques françaises sont rarement vendues à l’étranger.

3) Jusqu’à quel point les sociétés italiennes peuvent-elle bénéficier de la vente d’une partie ou de la totalité de leur entreprise ?

Sur ce point, il y a plusieurs avis. Par exemple, on dit que les entreprises cédées à l’étranger continuent à produire en Italie, puisque les emplois ne sont pas perdus et l’excellence de la manufacture italienne est préservée. Le groupe LVMH  lui-même produit en Italie également pour les marques françaises, surtout pour les articles de maroquinerie. Cependant, à mon avis, c’est une vision limitée parce que la cession des marques italiennes représente quand-même une perte des entreprises qui font partie du patrimoine de l’Italie. Associer simplement la question à la simple sauvegarde des emplois est une façon risquée d’affronter le problème, aussi parce qu’aujourd’hui la manufacture italienne fonctionne bien et est considérée comme un modèle d’excellence. Toutefois, si dans un avenir proche, d’autres pays encore plus compétitifs apparaissaient sur le marché, ces griffes devenues étrangères n’auraient aucun scrupule à déplacer la manufacture ailleurs. Au contraire, cela aurait lieu plus difficilement s’il s’agissait d’une marque en mains italiennes.

4) Comment l’esprit italien des marques italiennes vendues représente une valeur ajoutée ? Comment change la perception du produit Made in Italy ?

En règle générale, il faut prendre en considération un aspect étroitement lié au marketing : prenons l’exemple du brand Marinella, avec une boutique de 20 mètres carrés située au centre de Naples et une série de corners de marque dans le monde entier. Il s’agit donc d’une petite entreprise d’excellence. La valeur de la griffe est liée à deux aspects. Le premier est la tradition : une marque qui existe depuis des générations a une valeur pour le consommateur, puisqu’elle possède une histoire, un héritage et donc plusieurs façons d’être perçue par les clients, ce qu’une marque plus jeune n’a sûrement pas. Le second aspect est le lien avec Naples, qui exerce un véritable fascination à l’étranger. Le consommateur qui paie un prix premium pour une cravate Marinella est certainement disposé à le faire pour ce type de valeur.

5) En ce qui concerne la communication et le marketing, comment peut varier la stratégie d’entreprise après l’acquisition de la part d’une multinationale étrangère ?

Alors, si l’on parle d’une entreprise de longue date, tant que la marque reste au sein de la famille fondatrice, l’histoire sera racontée par ceux qui effectivement y ont vécu de l’intérieur. Par conséquent, sur le plan de la communication, il s’agit d’une narration et d’un storytelling beaucoup plus crédibles et plus forts. Tandis qu’à partir du moment où l’entreprise est cédée à l’étranger, peut-être à un fonds d’investissement qui détient dans son portefeuille de nombreuses autres entreprises, la façon dont est racontée l’histoire ne pourra jamais être la même. C’est aussi pour cela que lorsque des marques italiennes sont vendues, on perd une partie du patrimoine culturel italien, parce qu’elles font parties de la culture italienne et ne sont pas seulement des producteurs d’objets de mode ou de luxe. Ils représentent un patrimoine du Pays et une partie intégrante de son histoire. Leur récit est donc le récit d’un bout de l’histoire italienne.

Une stratégie de marketing efficace peut faire en sorte que le consommateur ne s’aperçoive ni se pose le problème de la nationalité de l’entreprise. Dans ce domaine, les sociétés françaises sont très aussi douées. Si l’on demandait à des personnes quelconques l’appartenance de Gucci, presque aucune elles répondraient que Gucci est française, la plupart dirait même qu’elle est italienne. Le groupe français, qui en est propriétaire, ne s’est donc non seulement emparé d’un morceau d’histoire de la mode italienne, mais peut également bénéficier de l’image de l’Italie en tant que pays d’origine de la marque. Cela représente une double perte pour notre Pays.